Claire Parnet: C'est quoi, pour toi être de gauche ?
Gilles Deleuze: Si on me disait : "comment définir être de gauche" ? ou "comment définir la gauche? Je le dirais de deux manières. Il y a deux façons. C'est, d'abord, une affaire de perception.
Ne pas être de gauche, c'est quoi ?
Ne
pas être de gauche, c'est un peu comme une adresse postale : partir de
soi... la rue où on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus
en plus loin... On commence par soi et, dans la mesure où l'on est
privilégié et qu'on vit dans un pays riche, on se demande : "comment
faire pour que la situation dure ?". On sent bien qu'il y a des
dangers, que ça va pas durer, tout ça, que c'est trop dément... mais
comment faire pour que ça dure. On se dit: les chinois, ils sont loin
mais comment faire pour que l'Europe dure encore, etc.
Être de gauche, c'est l'inverse.
C'est
percevoir... On dit que les japonais ne perçoivent pas comme nous. Il
perçoivent d'abord le pourtour. Alors, ils diraient: le monde,
l'Europe, la France, la rue de Bizerte, moi. C'est un phénomène de
perception.
On perçoit d'abord l'horizon.
On perçoit à l'horizon. (…)
Et
tu sais que ça ne peut pas durer. Que ça n'est pas possible. Ces
milliards de gens qui crèvent de faim... Ça peut durer encore cent ans,
j'en sais rien, mais faut pas charrier... Cette injustice absolue...
Ce n'est pas au nom de la morale : c'est au nom de la perception même !
(…) Et ce n'est pas se dire simplement: "il faut diminuer la natalité"
parce que ça, c'est une manière de garder les privilèges de l'Europe.
C'est pas ça. C'est vraiment de trouver les arrangements, les
agencements mondiaux qui feront que...
En
effet, être de gauche, c'est savoir que les problèmes du tiers monde
sont plus proches de nous que les problèmes de notre quartier.
C'est
vraiment une question de perception. Ce n'est pas une question de
belle âme ! C'est ça, d'abord, être de gauche, pour moi."
1988